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1940 : Produire sous l’Occupation, l’exemple du Calibre Lip I.24

L’histoire du Calibre Lip I.24 prend racine dans une période de forts troubles, puisque cette dernière accompagne la montée en puissance de tensions en Europe, et l’aboutissement de cela avec le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale, le 1er Septembre 1939. Ce mouvement de montres bracelets va marquer l’Histoire Industrielle de la France en guerre puis de la France Occupée, autant qu’il sublimera l’Histoire Horlogère par la période tourmentée que Lip va alors traverser. 

Mouvement montre Lip I24 Issoudun 24 usine Saprolip seconde guerre mondiale aluminium

Mouvement Lip I24 côté balancier, alliage léger type Aluminium, vers 1941 / Source : Fond privé HAOND Clément

Un conflit éclair et l’Occupation Allemande

La manufacture Lip ne va pas échapper à la déclaration de Guerre, qui bouleverse l’Europe en 1939. Première fabrique de montres de qualité en France, la société Lip, notamment par sa situation géographique (Besançon étant proche de l’Allemagne) va rapidement être touchée par l’invasion Allemande, puis par les restrictions imposées par l’Occupation de la zone nord de la France. Dès le 16 Juin 1940, la ville de Besançon est occupée par la Werhmacht (armées Allemandes), l‘usine de la Mouillère, renfermant le Département Horlogerie de Lip est alors réquisitionnée pour soutenir l’effort de guerre Allemand. 

Ainsi, l’usine tentaculaire par son imbrication de bâtiments ne permet plus, après la signature de l’Armistice le 22 Juin 1940, de produire des montres signées Lip. Transformée en manufacture d’horloges de bord et autres compteurs et manomètres équipant la Luftwaffe, sous le joug des firmes Junghans, Fuchs et Isgus, Ernest LIPMANN va demeurer seul à Besançon pour surveiller l’usine qu’il administrait auparavant. 
L’artisans du développement du mouvement I.24 n’est autre que son second fils, Frédéric LIPMANN, qui quant à lui fuit l’avancée Allemande pour se réfugier dans l’usine familiale de production d’armement d’Issoudun, dans l’Indre. Il est également important de noter que cette usine, la SAPROLIP (Société pour l’Application des PROcédés LIP), fondée en 1938 après le rachat par Ernest de l’ancienne caserne militaire Jardon, est dirigée depuis sa création par Frédéric LIPMANN. 

Rapidement, la fin des combats marquée par l’Armistice va tarir la production d’armement pour l’Armée Française, principale raison d’être de l’usine Lip d’Issoudun que de produire des têtes d’obus ou des minuteurs par exemple. Couplé à cela, plus aucune montre n’est fabriquée et commercialisée depuis l’usine principale de la Mouillère, à Besançon. Ingénieux et dynamique, fort d’une formation d’horloger suivie à l’Ecole Nationale d’Horlogerie de Besançon dans ses jeunes années, Frédéric LIPMANN va n’avoir de cesse que de poursuivre la fabrication de montres Lip, qu’importe le cours de la Guerre. Ainsi, avec les quelques ingénieurs, employés ou ouvriers qui vont l’accompagner dans sa fuite vers la zone-libre, Frédéric va prendre le pari de concevoir, produire et commercialiser un mouvement manufacturé par Lip, en temps de Guerre.

Le seul mouvement Français d’horlogerie conçu et manufacturé pendant la Seconde Guerre Mondiale

Dès l’année 1940, Frédéric met à l’œuvre ses équipes repliées à Issoudun pour tenter de créer un mouvement entièrement nouveau, devant faire face aux restrictions, aux préemptions des diverses armées sur les matériaux, au manque de machines et d’employés qualifiés pour assembler les montres. Imaginé et développé durant un peu moins d’une année, le Calibre I.24 (I pour Issoudun et 24, pour son diamètre en millimètres) est une véritable prouesse pour l’époque, lors de la commercialisation vers 1941.

Issoudun Caserne Jardon usine Lip SAPROLIP @fond de documentation privé

Carte Postale de la Caserne Jardon à Issoudun, siège de l’usine SAPROLIP de 1938 à 1968 / Source : Fond privé

Tout d’abord, le I.24 est réalisé dans un matériau étonnant pour un mouvement de montre, puisque ce dernier est en aluminium, alliage léger et inoxydable. L’emploi d’un tel matériau, en lieu et place du laiton de qualité supérieur spécifiquement dédié à l’horlogerie, est assez déroutant. Ceci fait écho au fait que l’aluminium ne semble pas, vers 1939/1940, faire l’objet des restrictions pour « effort de guerre ». En somme, il fallait concevoir un mouvement avec ce que l’usine Lip pouvait trouver en quantité abondante, et disposant malgré tout d’une qualité satisfaisante. 

L’acier est employé pour la fabrication de canons, de véhicules, de blindages, de fusils ou encore de bâtiments par les tiges d’acier nécessaires aux constructions en béton armé. Ainsi, son usage semble délicat dans la constitution du mouvement, d’autant plus qu’il faut également refabriquer en acier certaines machines outils essentielles pour Lip. Seuls les organes de la partie réglante (Balancier, Spiral), le système de mise à l’heure et quelques pièces primordiales du remontage sont conçues dans des aciers très techniques, parfois bleuis pour leur conférer une plus grande solidité. 

Rue de Belfort bombardement 15-16 Juillet 1943 Besançon

Rue de Belfort (Besançon) après un bombardement, Seconde Guerre Mondiale / Source : Fond photographique de la Ville de Besançon

Le laiton subit des restrictions semblables aux métaux ferreux, car ce dernier est issu de l’alliage du zinc et du cuivre. Le cuivre est massivement employé dans la production de fils de cuivre, indispensable à l’établissement de lignes de communications vitales au front. Quant au zinc, il sert prioritairement à la fabrication de munitions et à la galvanisation de pièces de défense, empêchant l’oxydation du fil de fer barbelé par exemple. L’emploi de l’aluminium semble être, dans la seconde moitié de l’année 1940, le recours le plus probant dans la construction d’un mouvement de montre par Lip.

L’aboutissement

Pendant environ 8 mois, une partie de l’usine SAPROLIP d’Issoudun est transformée pour rendre possible cette idée tenace qui anime Frédéric LIPMANN, afin de maintenir à la connaissance de tous la marque Lip, mais également pour que celle-ci survive à la guerre. 

À la faveur des lois d’exception édictées en zone occupée, une direction complice de l’occupant fut installée à Besançon. […] ce qui explique la disparition totale des montres Lip du marché horloger (Source : La France Horlogère, message de Frédéric LIPMANN, Février 1945, circulaire adressé aux horlogers).

Nous pouvons estimer que la commercialisation va débuter à la fin de l’année 1940, temps nécessaire pour produire des mouvements, ainsi que les composants d’habillage (cadrans, aiguilles, boîtiers, couronnes, etc …), mais également pour restructurer le réseau de revendeurs Lip, bouleversé par la guerre. Fin 1940 donc, le mouvement I.24 commence à être distribué chez les horlogers de la zone-libre, dans des livrées d’une grande simplicité, autours de boîtiers tonneau notamment à ouverture ronde. Faites de métal chromé et parfois d’aluminium, ces premières Lip « de guerre » marqueront l’Histoire, puisqu’il s’agit des seules montres entièrement manufacturées en France durant la Seconde Guerre Mondiale, une prouesse pour Lip.

Lip I 24 Issoudun usine SAPROLIP Valence montre vers 1940 1941 seconde guerre mondiale Fred Lip

Montre bracelet Lip équipée du mouvement I.24, boîtier en laiton chromé, fond acier inoxydable, boîtier tonneau à ouverture ronde, vers 1940-1941 / Source : Fond privé HAOND Clément

Mais l’avancement des troupes Allemandes, en cette fin d’année 1940 précipite une nouvelle fois la fuite rocambolesque de Frédéric, toujours suivis par certains de ses employés, et cette fois-ci, par l’outillage et les machines permettant de concevoir le mouvement I.24, fraîchement distribué. La colonne d’employés de l’ancienne usine Lip de la Mouillère met le cap sur Valence (Drôme), ville suffisamment éloignée de la zone-occupée, et dans laquelle « Fred » (comme on l’appel dans les couloirs de l’usine) va retrouver un vieux camarade, Marcel BARBU, dont la société BOIMONDAU fabrique à Valence des boîtiers de montres.

Un Bisontin en terres Drômoises

C’est officiellement le 15 Mars 1941 que l’entreprise « itinérante » Lip s’établit à Valence, dans la Drôme. Après avoir achetée l’ancienne cartoucherie aux portes de la ville (au cœur du quartier de Chony), Fred LIPMANN installe son groupe d’employés, en transformant les locaux. Emplacement central par excellence, « le Fred » peut ainsi traiter avec ses fournisseurs plus facilement, ces derniers s’étant installés en Savoie, Haute-Savoie et dans la Drôme. Orchestrée par Frédéric LIPMANN, cette installation tumultueuse prend rapidement forme, et les premières montres sortent des ateliers d’assemblage quelques semaines plus tard, à la joie des H.B.J.O. de la zone-libre.

Cette incroyable épopée, faites d’attaques du convoi « Lip » par l’aviation, de manque de ravitaillement, tant en nourriture qu’en carburant, va révéler le tempérament de dirigeant aux décisions fortes et intransigeantes d’un homme, Frédéric LIPMANN. Son frère Lionel et son cousin James ont fuit aux Etats-Unis, et son père, Ernest, illustre membre de la dynastie LIPMANN est en proie aux services de la Gestapo et de l’administration de l’Occupant à Besançon. Frédéric demeure être le seul LIPMANN encore en capacité de produire des montres Lip, et d’assurer le conservation de l’entreprise familiale, fondée en 1867. Produit entre la fin d’année 1940 et Novembre 1942 (date de l’occupation totale de la France par les Allemands), le calibre I.24 symbolise les capacités techniques et de direction de Fred LIPMANN, et son ascension fulgurante à la tête de l’entreprise Lip.  

Très apprécié des horlogers de la zone-libre, les montres équipées du calibre I.24 vont plaire car elles sont à la mode civile, qu’elles sont neuves et aisément réparables car les fournitures sont fabriquées et enfin, car elles ne sont pas issues de stock de guerre invendus. 

Cette montre, bien que d’une qualité inférieure à la Lip Besançon, fut une belle réussite Lip, si l’on veut bien tenir compte des conditions exceptionnelles dans lesquelles elle fut réalisées : manque d’outillage, de locaux, de personnel qualifié pour le remontage. La fabrication fut exécutée dans une usine spéciale édifiée à Valence. Les horlogers de l’ex zone-libre, bien que critiquant quelque fois sa conception, l’appréciaient et ne cessaient d’en demander (Source : La France Horlogère, message de Frédéric LIPMANN, Février 1945, circulaire adressé aux horlogers).

 

Montre Lip Nautic I24 Issoudun 24 vers 1940

Montre Lip Nautic étanche, fond acier inoxydable, aiguilles et chiffres radium luminescent, vers 1940 / Source : Fond privé HAOND Clément

La grande variété de formes de boîtiers, de cadrans ou encore d’aiguilles ne nous permet pas de livrer un index complet des modèles réalisés à l’époque par la manufacture Lip. Une référence peut toutefois retenir notre attention, la Lip Nautic, une montre innovante typique des prérogatives militaires. À cadran noir ou blanc, la Lip Nautic dispose d’indexs et d’aiguilles au radium, pâte faiblement radioactive luminescente dans l’obscurité. Le verre est armé et incassable afin de parfaire l’étanchéité de l’ensemble, le boîtier est soit en aluminium, en laiton chromé ou en acier inoxydable. Proposée dès 1937 avec un mouvement d’origine suisse (FHF), la Nautic va se parer du calibre I.24 durant la guerre, puisque seul ce dernier et quelques mouvements T18 continus à être fabriqués par Lip.

En tout état de cause, le calibre I.24 reflète, pour un observateur avisé, toutes les difficultés inhérentes à la fabrication d’un mouvement inédit au cœur de la Seconde Guerre Mondiale. De plus, ce mouvement sublime également les astuces, l’ensemble des ingénieux stratagèmes que Lip, par le volontarisme de son patron « de circonstance », qui sont alors mises en place ici. 

L’Occupation totale de la France après Novembre 1942 va stopper toutes les activités de la manufacture Lip. Frédéric LIPMANN, comme il aimait le rappeler avec une once d’espièglerie, ayant eu « l’honneur d’être mis sur la liste noire des ennemis du grand Reich » va rejoindre l’actif maquis du Vercors, pour échapper à la déportation. Sans direction et muselés par l’administration Allemande, les Lip repliés à Valence vont se disperser, et la manufacture ne reprendra pied qu’après 1944. 

Une technologie inédite, pour un mouvement historique

Techniquement parlant, le Calibre I.24 est d’une conception simple, mais très robuste. Malgré l’urgence et les difficultés de sa mise en production, ce mouvement est très bien pensé, tant du point de vue de son aisance de construction que de sa maintenance par les horlogers indépendants. D’un diamètre conventionnel pour l’époque de 10 »’ 1/2, soit 23.3 mm environ, le I.24 dispose d’une architecture commune aux mouvements dits économiques qui envahiront les centres commerciaux et les bureaux de tabacs dans les années 1970. Ainsi, un minimum de pièces sont nécessaires pour assembler un mouvement complet. Le balancier compensé monométallique s’inspire de la technologie du mouvement Lip T18, les ponts, le rochet ou encore la roue de couronne adoptent une finition strictement fonctionnelle, aucun marquage ou aucune décoration n’orne le Calibre I.24. Toutefois, malgré cette présentation austère, le mouvement est empierré (15 rubis), synonyme d’excellente qualité et de grande fiabilité, l’échappement est à ancre et il est livré avec l’affichage des secondes par un sous-cadran. 

Le I.24 en quelques point techniques

Lip I24 Issoudun 24 vue sur le balancier et l'ancre

Vue côté balancier d’un Calibre I.24 vers 1940 / Source : Fond privé HAOND Clément

  • Seul mouvement entièrement manufacturé en zone-libre entre 1940 et Novembre 1942, et destiné au marché civil

  • Diamètre : 10 »’ 1/2 soit 23.3 mm (arrondi à 24 mm, ce qui lui confère son nom)
  • Épaisseur : 3.94 mm
  • Exécuté en 15 rubis synthétiques, qui limitent la friction et l’usure des pivots
  • Échappement à ancre de bonne qualité
  • Système de remontage simplifié avec un cliquet embouti qui tient avec le pont de barillet qui le recouvre, et dont le ressort est fixé sur le côté du mouvement (lame d’acier bleui).
  • Pont unique pour les rouages et le système de remontage, limitant l’investissement en usinage, tout en étant moins aisé à entretenir pour les H.B.J.O. Ci-dessous, une comparaison entre le mouvement Lip I.24 à gauche (1940) et le mouvement Lip R25 à droite (1948)

    Comparaison mouvements montres Lip I.24 (1940) et Lip R25 (1948)
  • Petite seconde à 6 heures
  • Mouvement entièrement en aluminium
  • Conception sous forme d’une juxtaposition de platines, via une architecture hybride sur piliers et goupilles dans l’esprit d’un empilement d’étages sur une platine fine et plate, ne nécessitant qu’un minimum de décolletage. 

En guise de conclusion …

Le mouvement I.24 connaîtra une courte carrière, puisqu’il ne sera commercialisé qu’entre la toute fin d’année 1940 et Novembre 1942. Les fournitures seront vraisemblablement proposées jusqu’en 1947-1948, date à laquelle le mouvement Lip R25 (1948 – 1963), symbole de la renaissance de la marque voit le jour. Brièvement remplacé par la Calibre 26 manufacturé par Lip dès 1918, le I.24 se cantonnera à un rôle de substitut ingénieux durant la période de guerre.  Alors que la Victoire des Alliés se profile fin 1944, Frédéric LIPMANN regagne Besançon, libérée le 10 Septembre de cette même année, chasse les derniers occupants de l’usine de la Mouillère et se met au travail, afin de mettre en production le mouvement R25 sous peu. L’Histoire retiendra le décès en 1943 du père de Fred LIPMANN, laissant à ce dernier le rôle de Président de Lip, et celui de reconstructeur d’une des plus belles aventures horlogères de France.

Sources :

  • M-P. COUSTANS et D. GALAZZO, Lip des heures à conter, Édition Libris, 2000 et nouvelle Édition Glénat, Grenoble, 2017
  • Fond de documentation privé sur la Manufacture Lip, HAOND Clément
  • Fond de la série 5Z des Archives Municipales de la Ville de Besançon
  • Fond d’archives photographiques de la Ville de Besançon
  • www.vivreauxchaprais.canalblog.com / Fond d’archives sur la Seconde Guerre Mondiale à Besançon

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